"Ceux qui rêvent éveillés ont connaissance de bien des choses qui échappent à ceux qui ne rêvent que la nuit " Edgar.Allan.Poe
... Monumental !

Vendredi 28 aout , 16h30 : je descends du bus climatisé qui m'amène de Saint Gervais , où je loge depuis 3 jours : la lourde chaleur me saute à la figure ; je traverse lentement Chamonix pour me rapprocher de la ligne de départ ; je ne suis pas spécialement inquiet , je savoure ce moment , en réalité . J'y suis . Bientôt , je vais attaquer la dernière étape de cette longue année de préparation avec environ 1400 kms courus, 30 000 m de dénivelée avalés , plus de 50 séances de renforcement musculaire , une perte de poids de 5 kilos ... Je file déposer mon sac de base vie , et je me trouve un petit coin à l'ombre où je m'isole presqu'une heure . Je suis incroyablement concentré , je tente de contrôler ma respiration , de me décontracter les muscles , de somnoler . A côté de moi , un asiatique dort carrément...
Vendredi 28 aout 17h50 : je suis au départ , bien calé au pied de l'église de Cham , c'est à dire ... derrière les 2562 autres coureurs . Les speakers font monter la pression , je suis calme . Je regarde les SMS qui tombent sur mon tel , c'est cool d'en recevoir autant . Je dialogue notamment avec Nicolas qui me commente ce qu'il voit sur le live internet . Il me suivra pendant deux jours , m'envoyant à chaque contrôle un petit SMS d'encouragement , m'informant aussi de ma progression dans le classement .
Vendredi 28 aout 17h59 : La musique monte..."Conquest of Paradise " Vangélis , 1492 , le film de Ridley Scott . Christophe Colomb partait à la recherche d'une "terra incognita" . Moi , la mienne ,ce n'est pas le tour du gros pâté blanc qu'on voit en levant les yeux ici , ça n'a rien d'inconnu , des millions de godasses en ont fait le tour ; non, moi, ma terra incognita , c'est plutôt de découvrir comment il me sera possible d'avaler ces 170 kms et ces 10 000 m de D+, avec les jambes bien sûr , mais aussi avec la tête en renfort , sans dormir et en restant dans les barrières horaires ...
Vendredi 18h : c'est parti , la musique est à fond , moment à jamais inoubliable ... Pendant que les premiers cavalent , moi , au fond du peloton ,je frissonne comme sans doute la plupart des coureurs en entendant cette musique et je mets 15 minutes à traverser Chamonix tellement il y a de monde qui se masse au bord des rues , qui applaudissent , qui hurlent. Je tape à peu près 500 mains qui se tendent au bord du chemin ; c'est un moment magique, presque irréel tellement je l'avais rêvé, que je suis heureux de déguster lentement. Je commence à trottiner à la sortie de Cham , sur une route bien large , et je rentre dans la course . Tout en respectant les consignes de mon coach préféré ( René ) , je démarre lentement , mais je double tout de même des dizaines de coureurs qui partent encore plus lentement que moi . La première montée après les Houches est avalée facilement , au coucher du soleil .
Je passe 2373 ème sur 2563( déjà 190 coureurs doublés depuis le départ ) . Dans la descente vers Saint Gervais , j'ai du mal à me retenir ; alors je passe encore quelques coureurs , tout en préservant au maxi les quadriceps; je me concentre pour courir décontracté , tout en surveillant le terrain avec la frontale déjà allumée . Au premier ravitaillement de Saint Gervais , je ne m'arrête pas , et continue concentré pour essayer d'atteindre les Contamines le plus frais possible.
Les Contamines , 23h22 , 31 kms, 2203 eme : je traverse la tente de ravitaillement , bouscule 2 ou 3 coureurs pour attraper un bol de soupe ( c'est un peu la guerre , vu le monde , et l'indélicatesse de certains trailers ) , fais le plein d'eau , et sors directement de cette tente , je me pose 2 minutes pour compléter mes gourdes d'eau avec ma poudre Nutraperf, Je passe du t-shirt manche courte au t-shirt technique manche longue + chasuble sans manche coupe vent pour passer la nuit en altitude , et c'est reparti ; il y a beaucoup de monde dans les rues , et jusqu'à Notre Dame de la Gorge . Puis les choses sérieuses commencent ; c'est le début de la montée de 1200 m de D+ vers la première grosse difficulté ; je ne suis plus si frais que ça , je cours depuis 6 heures maintenant , et je sens mes jambes , et surtout j'ai très mal au dos , je m'y attendais mais j'espérais que ça viendrait plus tard . Il va falloir lutter plus vite que prévu. Arrivé au ravitaillement de la Balme ( 1h28 du matin , 39 kms ) , je suis 2192 eme , mais bien entamé ; je grignote un peu , me couche dans l'herbe le dos à plat pour tenter de récupérer , mais je me fais " virer " ( gentiment , mais fermement ) par un bénévole qui me pousse à repartir au plus vite , la barrière horaire étant proche . Alors je repars , et monte pas trop mal au début , un peu plus dur sur la fin du col , avec le moral qui baisse et les idées noires qui apparaissent . Je pointe au refuge de la Croix du Bonhomme à 3h17 du matin, en 2138eme position ( je continue à gratter des places malgré tout , car de nombreux coureurs sont arrêtés au bord du chemin , soit pour vomir , soit pour dormir , pas beaux les sportifs ! ) puis vient la descente vers les Chapieux ; je me remonte un peu le moral car en descente , en gainant les lombaires et les abdos , j'arrive à courir et doubler encore un peu de monde .
Les Chapieux , 49,4 kms , 4h17, 2112 eme . Je cours depuis plus de 10 heures .Contrôle des sacs à l'entrée , puis je me fais changer les piles de ma frontale ; j'attrape une soupe , j'en bois même pas la moitié , je chipote un bout de pain et un peu de fromage , je fais une tentative infructueuse aux toilettes, et repars sur la route qui monte vers la Ville des Glaciers; je lorgne chaque gros caillou au bord du chemin, j'ai envie de m'arrêter pour y appuyer mon dos , je résiste ; Je vois la longue file des frontales devant moi, qui ziguent- zaguent vers le col de la Seigne ( à 2516 m) , et me résoud à prendre un doliprane ; Je monte correctement le début du col , j'ai un peu moins mal , et les premières lueurs du jour apparaissent ; je finis la montée de ce p.. de col un peu à l'agonie ( 7h11 , 2053 eme ) .Mais les paysages et les couleurs sont magnifiques , ça aide à positiver .
les pyramides calcaires au lever du jour , depuis le col de la Seigne
Lac Combal, 8h59, 66 kms , 2024 eme; rien mangé là non plus ; je ne vais pas tenir jusqu'au bout si je me contente de coca , d'eau sucrée et de Sportenine . Je passe un bon moment à marcher ( il aurait fallu courir car c'est tout plat ) en compagnie d'un gars sympa avec qui nous échangeons nos doutes et espoirs; il avait abandonné deux ans avant , et était prêt à "mourir" pour cette fois finir. Je m'accroche à lui dans la montée à l'arête du Mont Favre ( 10h19 , 1950 ème ) , je me remets à trottiner jusqu'au col Chécrouit ( 11h06, 75 kms, 1918 ème ) ; nous sommes en haut des pistes de ski de Courmayeur , il fait beau , et il y a un petit resto qui offre un bol de pasta aux coureurs ;ça me tente , alors je m'arrête , mange mon bol de pâtes face au soleil , sur un petit banc , j'aperçois Courmayeur en bas , mais je profite de ces 3 ou 4 minutes pour récupérer de l'énergie et du moral . La descente sur Courmayeur est assez raide , mais sèche ( ça doit être terrible les jours de pluie ) . J'arrive dans les rues de Courmayeur où Cathy m'attend .. mais elle manque de ne pas me reconnaître sous ma casquette avec , parait-il , une tête de zombie.
Courmayeur 11h57 , 79 kms , 1881 ème :presque 18 heures de course . Avec mon sac amené par l'organisation , je me change entièrement , Nok sur les pieds , je soigne les ampoules, change aussi les chaussures , Cathy me fait gagner du temps en s'occupant de me trouver à manger ( des pastas al dente que je chipote et de la compote, elle remplit mes gourdes et me donne mes préparations culinaires personnelles ( gâteau et boisson ), que je ne mange pas , mais que j'emmène pour plus tard . Je repars après 39 minutes d'arrêt. Il fait vraiment très chaud et je redoute la montée suivante vers le refuge Bertone. Cathy m'abandonne pour prendre un bus vers Arnuva , nous nous retrouverons plus tard cet après-midi. Je souffre dans cette montée , je croise une bonne dizaine de coureurs qui redescendent pour abandonner ... Arrivé à Bertone , à sec d'eau à 14h20 , 1738 eme , km 84 . Je bois , et me couche dans l'herbe pour faire le point : j'ai le genou droit très douloureux , je ne peux pas continuer comme ça, alors je me résoud à prendre un anti-inflammatoire , seule solution pour espérer aller plus loin . Et je repars au ralenti . Au bout de 20 ou 30 minutes je n'ai quasi plus mal , alors je me remets à positiver , je regarde à ma gauche les glaciers , les grandes Jorasses . Je vais vraiment mieux , je recommence à trottiner , je profite des petits torrents pour me mouiller la tête et les jambes ; je communique par tel et sms avec Nicolas , Hélène/Benoit ( qui pense que je délire ) et Cathy , qui m'attend au refuge Bonatti .
Bonatti , km 91 , 16h23 , 1781 eme ; je viens de perdre 50 places , Je repars immédiatement avec Cathy dans la descente vers Arnuva , nous doublons un peu , j'ai la pêche ! ; j'arrive à Arnuva à 17h31 , 1719 eme , km 96 . Je ne mange rien ( histoire de changer ! ) , et je me couche 10 minutes ( chrono branché ) dans l'herbe pour me reposer , car la montée suivante , c'est le Grand Col Ferret , dont la réputation de difficulté me fait un peu peur .
J'attaque la montée derrière un petit groupe , que je rattrape , puis que je double ... et que je distance ! Incroyable ! Je me fais ce col ( 780 m de D+ en 75 minutes !! ) . Un peu de vent la-haut , la nuit tombe mais le moral est haut , je viens de passer la barre des 100 kms en 25h 30 , soit à peine 30 minutes de plus que planifié dans mon road-book perso .Et maintenant , il y a 17 kms de descente , et je suis convaincu que je vais pouvoir galoper et gagner du temps . Mais la descente n'est pas aussi roulante que ça , avec pas mal de "petits coup de cul " , et le sommeil qui me gagne ; je pers de la lucidité , ( avec deux semaine de recul , je me demande même si je n'étais pas complètement " à l'ouest ") La Fouly , km 110 , 21h32, 1699 eme . Une fois de plus, je fuis le ravito pour me précipiter vers une belle pelouse ( nous sommes en Suisse ! ) ou je mange et bois une partie de mon ravito personnel récupéré à Courmayeur, puis je règle mon chrono sur 12 minutes , casquette sur les yeux et j'essaye de dormir . Peine perdue , entre le bruit des autres coureurs sur la même pelouse , les lumières et le speaker , impossible de se reposer . Je repars dans la nuit pour un long calvaire vers Champex . Là , les chemins sont bons , voire même très bons , et , au lieu de courir , je marche en m'accrochant aux mollets des coureurs devant moi , seul moyen que je trouve pour rester éveillé et ne pas finir dans le ravin . A Praz de Fort ( km 118 ) , un bon café offert par des habitants me requinque et je finis par re-courir un peu avec mon petit groupe de trailers avec qui je partage le chemin depuis quelques heures . La montée à Champex est courte ( 500 m D+ ) mais dure.
Champex 1h25 du matin , km 124 , je suis 1629 eme . C'est un très grand ravitaillement , où je trouve une place tranquille pour finir mon repas personnel et me détendre les muscles.C'est aussi là ou de nombreux coureurs abandonnent ( d'où mon fort gain de places au classement ) J'y reste 15 minutes et c'est reparti dans la nuit . Je ne le sais pas encore , mais la forme retrouvée ne va pas durer bien longtemps ; J'ai vite un gros coup de barre , et je me couche au bord du chemin pour dormir . Chrono réglé à 12 minutes , collé à l'oreille , je crois que j'ai dû somnoler quelques secondes et je repars avant la fin des 12 minutes , pour me retrouver illico dans la montée de Bovine ; je ne m'y attendais pas , mais c'est de loin la partie la plus dure : une montée biscornue dans une sorte de falaise traversée par plusieurs torrents , ça monte , ça descend , les bâtons sont plus une gêne pour par moment poser les mains et escalader , je mène un groupe pendant 20 minutes , puis passe le relais ;j' arrive au sommet un peu dépité ; une coureuse anglophone se tape une crise de larmes , et moi je suis vidé ; j'avance au ralenti jusqu'au contrôle de la Giète ( 5h20 , km 136 , 1508 eme ) . Encore une heure de descente pour arriver à Trient ; le jour se lève et une fois de plus, le moral remonte ; je sens que je redeviens à peu près lucide (! ) , et me rends compte que le bout de l'affaire est à portée de chaussures ; une grosse matinée de course et je suis à Cham' . Je peux enfin avaler quelque chose ; en mangeant dans mon coin , je pense enfin à toute cette année d'entrainement qui m' a amené ici , je pense aussi aux quelques personnes qui m'ont inconsciemment motivées toutes ces dernières heures à marcher comme un robot , alors que je n'étais pas capable d'aligner deux idées cohérentes de suite , j'étais juste capable de penser que l'abandon n'était pas possible , que la seule issue , c'était d'avancer ; je reprends un anti inflammatoire car le genou souffre de nouveau , et je pars à l'abordage de l'avant dernière difficulté , la montée à Catogne, que je passe au train ( 8h28 , km 146 , 1432 eme ) .
Je téléphone à Cathy pour lui annoncer mon arrivée prochaine à Vallorcine . Je croque 32 coureurs dans la descente , je me régale à descendre plus de deux fois plus vite que les trailers que je double , pas mal aux quadriceps , quel bonheur après 150 kms parcourus ! Vallorcine 151 kms , 9h37 , 1400 eme ) J'y reste seulement 7 minutes , juste le temps d'avaler un bout de pain et de fromage ,de faire le plein d'eau et je sors de la tente , pour retrouver Cathy , Béa et Pascal venus à ma rencontre ; là , c'est vraiment bon , je peux discuter , parler de la course mais aussi parler d'autres choses . Je sors ainsi sans m'en rendre compte de ma course , je considère même que c'est gagné , que je suis au bout ! Encore un beau manque de lucidité ! Mais j'ai du mal à pousser sur les jambes pour franchir les marches de la montée à la Tête aux Vents : 2h30 pour faire 8 kms et 900 m de D+ , pas très brillant ! Le trajet Tête aux Vents / Flégère est pénible , il fait très chaud , il y a du monde , c'est difficile de doubler , je ne suis pourtant pas trop mal .La Flégère 13h12 , 162 kms , 1332 eme .Arrive enfin la dernière descente , ou Cathy et moi trottinons le plus souvent possible au gré de la qualité des chemins . Là , j'en ai marre ! On voit la vallée en bas , mais le chemin descend à peine , et il nous faut plus d'une heure pour arriver enfin juste au dessus de Chamonix , puis d'entendre au loin le speaker sur la ligne d'arrivée ; le chemin s'élargit enfin , nous courons et doublons quelques concurents , j'ai un gros coup d'émotion qui remonte, j'ai peur de craquer sur la ligne ! .
Et voilà les rue de Cham , les bénévoles qui nous encouragent , le portique du dernier kilomètre , la ligne droite le long de l'Arve avec dans l'axe le glacier des Bossons, les trois ou quatre virages au centre de Chamonix , les barrières avec un public nombreux, les applaudissements , le dernier virage , le portique d'arrivée , Pascal qui prend des photos , c'est hallucinant , je suis arrivé , je l'ai fait !
Je suis super content , mais pas d'émotion particulière , pour paraphraser les sportifs interviewés " je ne réalise pas encore " . Je n'ai pas l'impression d'être fatigué , c'est incroyable , je suis dans une zone mentale un peu spéciale , depuis maintenant une bonne trentaine d'heures , où les sensations et les raisonnements sont altérés . mais c'est , je crois , ce phénomène qui nous fait aller au bout d'un truc pas tout à fait normal !
14 jours après. Le genou soigné , j'ai recommencé à courir , j'ai eu juste le sommeil un peu difficile , des petits coups de fatigue de temps en temps , mais aucune douleur particulière.
Avec un peu de recul , et en analysant les chiffres , je peux confirmer que la deuxième nuit est un moment vraiment spécial , où le physique n'existe plus trop et où le mental est altéré . J'ai fait au moins 37 kms ( à la louche entre les kms 104 et 141) dans un épais brouillard mental , où je m'imaginais sur une course à étape , où je cherchais à me rappeler dans quel hôtel je venais de dormir , période juste traversée par quelques passages plus réalistes , ou quelques réflexes , qui permettent de manger un peu , de boire , voire de courir quand c'est possible .
Je me rends compte aussi maintenant que je suis quand même parti un peu trop derrière ! Sans doute aurait il fallu prendre le départ en milieu de peloton , courir lentement et accepter de se faire doubler pendant 2 ou 3 heures . En partant dernier , j'ai dû doubler 200 coureurs sur les 2 premières heures , avant de trouver un rythme de course qui me correspondait . Outre l'énergie dépensée dans ces dépassements , il y a aussi la bonne dizaine de minutes "perdues" à traverser Cham'. Finissant 1288eme , j'ai passé presque tous le temps à doubler des concurrents, ce qui est bon pour le moral , mais qui fréquemment constitue une gêne. Je constate par ailleurs que globalement , j'ai fait des arrêts très courts aux ravitos , ce qui m'a aussi permis de doubler nombre de trailers qui eux passaient plus de temps arrêtés. Que je termine pas épuisé , signe de bonne gestion de mes forces , mais aussi sans doute signe que j'aurais pu un peu pousser la machine , notamment sur les sections plates , à courir , pour un gain final d'au moins une heure, voire deux . ( en plus , je m'étais entrainé à courir à l'économie , en prévision justement de ces passages de course )
Mais quelle expérience formidable !
prochaine course : la Mascareignes , la petite Diagonale , 67 kms , le 23 octobre à La Réunion ...



